samedi 5 mars 2011

Les experts


Apprendre ! Continuellement ! Que pourrions-nous faire d’autre dans cette vie ? Et pourtant notre culture nous incite à croire à un monde d’expert. Ceux qui savent ! Ceux qui détiennent la connaissance. Sous la forme individuelle ou réunis en collège, ils sont présents partout dans le monde économique, politique, judiciaire, médiatique et industriel. Partout quelqu’un sait et peut nous dire ce qu’il nous faut penser et faire! Niant la situation toujours nouvelle, l’expert explique, rassure en tirant bénéfice de son expérience.
Mais examinons de plus près cette tendance au recours à l’expert. Elle nous interroge sur deux points :
L’expérience peut-elle répondre à une situation toujours nouvelle ?
La connaissance est-elle la seule réponse pour résoudre une situation difficile ?
Ces deux questions méritent d’être pensées. Pourquoi l’expert est-il si présent dans notre collectivité au point d’incarner aujourd’hui le héros de nos séries TV ? Détrônant le super héros des années 60, ou le flic intègre et solitaire combattant sans merci le crime dans les années 70 et 80 ?
Nous devrions donc rêver d’être un expert ? Celui qui sait. Celui qui trouve.
La connaissance et l’analyse, la rigueur des process, le fonctionnement méthodologique sont à la base du travail d’expertise. L’analyse et la connaissance nous permettrait donc de percer le mystère ! Le fondement même de notre culture scientifique. Notre empreinte culturelle. Celle qui nous a fait croire au progrès.
Pourtant, aujourd’hui, les sciences dites dures comme la physique, nous ont prouvé que plus les connaissances augmentent plus le réel nous échappe. La science nous apporte la preuve quotidienne de l’impossibilité d’échapper au mystère mais sans aucun écho médiatique. La presse généraliste ou spécialisée nous vend du rêve : « les connaissances s’affinent, bientôt ce domaine n’aura plus aucun secret pour nos scientifiques… »
Des gènes au big bang, les faits viennent contredire ces belles promesses. Mais financerait-on des programmes qui ne permettraient que de mieux nous rendre compte de tout ce qui nous échappe ? Il est plus porteur d’annoncer que nous pouvons mettre fin à la maladie, à la vieillesse et à la mort. Que nous pourrions comprendre et connaître l’origine et la fin de toute chose. Mais existe-t-il seulement une origine et une fin ? Pour notre culture scientifique, dont le mode de connaissance repose sur l’observation la réponse est un oui massif. Mais si notre culture renouait avec sa spiritualité, l’origine n’aurait aucun sens. Comment pourrions-nous nous extraire du monde pour l’observer ? C’est cette ineptie qui est pourtant à la base de notre science. La réponse de la physique quantique a été cinglante : nous ne pouvons observer sans transformer ce que nous observons ! Pour une raison toute simple c’est que nous faisons partie de ce que nous tentons d’observer. Quelle mascarade ! Cette fuite en avant poliment baptisée progrès permet de piller notre environnement, massacrer les peuples et les cultures, asservir et anéantir les espèces animales, sans culpabilité, sans en payer immédiatement le prix. Nous commettons nos exactions à crédit dans une rafraichissante candeur.
Mais revenons à nos deux questions : Comment une situation sans cesse nouvelle peut-elle être résolue par la connaissance de situations passées ? Il y a dans chaque situation une part qui nous échappe, la part de mystère indépassable du réel et la part d’alchimie nouvelle que crée la rencontre entre un individu unique et une situation nouvelle. Ce que l’expérience passée va tenter de réaliser c’est, par la comparaison avec des éléments issues de l’expérience, de tenter de reconnaître l’objet nouveau. Mais cela signifierait que dans le nouveau se cache la répétition ! Ou autrement dit, d’identifier une chose ou une situation à une autre que l’on pense connaître ( !) et donc de la transformer en ce qu’elle n’est pas ou n’est plus. De reconnaître au lieu de découvrir !
Etant donné que le réel nous échappe nous ne pouvons connaître l’essence de la moindre particule. Nous ne pouvons que suivre les effets qui révèlent sa trace lorsqu’elle rencontre d’autres particules. Notre connaissance n’est qu’une tentative de description de traces qui ne nous renseignent que sur la surface des choses. Cette infime connaissance, appliquée de proche en proche, nous donne une idée de ce qui nous est possible de comprendre d’une situation par le biais de l’expérience issue de la connaissance.
Quant à la seconde question, elle nous renvoie à ce qui de nos jours n’a pas droit de cité : l’intuition. La connaissance par l’essence. L’intuition est cette forme subtile de ressenti qui se révèle seulement si nous acceptons de ne pas nous fragmenter, de ne pas nous séparer de ce que nous sommes. Nous sommes la nature, notre environnement, notre frère, cet étranger, cette lumière, cette ombre. Cela est nous ou nous sommes cela. Mais nous ne pouvons en avoir conscience aisément car notre conscience naît de la séparation. Notre entrée dans le monde symbolique (notamment à travers le langage) structure notre Moi en nous protégeant de ce que nous avons nommé maladies mentales. Mais ce Moi que nous pensons être nous n’est qu’une enveloppe contenante de notre capacité à penser les pensées et qui en nous renvoyant une représentation de nous-mêmes, nous invite sans cesse à nous identifier à cette représentation réductrice de notre être, à nous identifier à une image de nous. L’intuition nous permet d’échapper à l’emprise de cette réduction, en nous permettant de nous relier à la globalité et à l’interdépendance, constitutifs de notre être.
Devons-nous pour autant brûler nos idoles ? Faut-il créer de nouveaux bûchers pour immoler nos experts ? Ne cédons pas à cette saine vengeance ! Mais avec délicatesse, amenons-les plutôt à intégrer dans leurs analyses, le doute et le mystère, et à garder à l’esprit que leur seule certitude consiste à savoir que leurs outils ne donnent accès qu’à la surface des choses et considérer que cela est bien suffisant.

Toussaint Corticchiato