mardi 16 mars 2010


Il y a un certain vertige à penser que nous ne savons rien de l’instant suivant ! Mais ce vertige loin de nous enivrer, nous foudroie. Notre nature ayant horreur du vide, notre mental projette ses habitudes, ses présupposés, ses idées toutes faites. De lacunes comblées en failles maquillées, bientôt le vide se comble. Surtout fuir la sensation du vide, fuir la sensation de manque !
Pourtant notre expérience quotidienne nous montre à quel point notre mental se trompe. Il ne devine jamais. Rien. Il pronostique systématiquement la répétition, là où règne la nouveauté. Pourquoi ? Notre cerveau procède par regroupement et analogie. Dans son travail de représentation et de reconnaissance de la réalité environnante, sa première mission est de comparer les représentations naissantes aux représentations connues. Et le traitement de l’information connue est bien plus rapide. Ainsi la tendance, hors vigilance consciente particulière, est d’ignorer les différences. C’est pourquoi nous évoluons dans un décor de carton-pâte où tout semble identique d’un instant à l’autre, immuable comme le décor de notre maison, notre immeuble, notre chambre ou notre trajet quotidien. Bien sûr si nous regardions avec attention nous noterions les différences, les évolutions, les transformations. Mais dans notre course effrénée, nous assurons nos pas dans notre décor mental.
Donc notre cerveau ne nous donne pas accès à ce qui nous entoure, mais à une représentation « de ce que nous connaissons de ce qui nous entoure ». Nous ne démontons jamais le décor qui a servi à la pièce jouée la veille.
La seconde raison qui nous incite à la répétition en place d’un dévoilement, c’est notre ignorance. Ignorance de ce qui se passe en nous et autour de nous, dans l’univers du vivant. Je vais illustrer ce fait par une expérience de pensée (processus cher à Einstein). Imaginons que nous soyons assis seul dans une pièce. Ce qui perpétue l’illusion d’un moment suivant connu, c’est qu’il nous semble que rien de nouveau ne va se passer, aussi longtemps que nous ne bougerons pas. Poursuivons : Imaginons que nous ne bougions pas. Rien ne se passe ? En apparence seulement!
Et pourtant ! Tout bouge à chaque instant ! Tout se transforme ! Nous le savons, mais cette pensée est devenue un concept, c'est-à-dire un élément de connaissance, un savoir vidé de l’expérience intime qui a généré la prise de conscience de ce phénomène. Pourquoi le percevons-nous lorsque nous regardons une rivière et l’ignorons-nous lorsque nous sommes assis seul dans une pièce ? Si nos yeux ne perçoivent pas de mouvement, alors pour notre mental rien ne bouge. La prédominance du visible sur l’invisible est devenue telle qu’elle occulte la face cachée de l’existence, pourtant la plus importante.
Si nous revenons à notre position assise dans une pièce…
Nous nous considérons comme un corps, expérimenté à travers notre vision spéculaire. Ce corps semble être une enveloppe qui nous sépare des autres, de ce qui nous entoure, et ce qui se passe à l’intérieur de nous. En fait, rien n’est séparé et tout ce que nous sommes nous échappe. De notre corps nous ne connaissons que notre peau (enveloppe extérieure) et de notre esprit, nous ne sommes conscients que de nos mots (enveloppe extérieure de notre pensée). Constat accablant mais plein d’espoir.
Si nous échappons un instant à notre regard qui disqualifie notre expérience intime, que percevons-nous ?
En quinze minutes d’apparente immobilité, voilà ce qui s’est déroulé à l’intérieur de nous, de manière irréversible : nous venons de perdre 150 000 particules de peau. Nos 120 millions de photorécepteurs n’ont jamais cessé de convertir la lumière en impulsions électriques pour que l’image de la pièce dans laquelle nous sommes assis, puisse continuer à nous apparaître comme…identique. Mobilisant au passage un tiers de la puissance de notre cerveau simplement pour comparer d’instant en instant, l’image qu’il vient de former avec les impulsions électriques, qu’il a converti l’instant précèdent et dans un processus constant d’anticipation de ce qu’il doit y trouver.
Si nous avons pu rester assis sans tomber, c’est parce que au fond de notre oreille, trois petits tubes emplis de liquide, agissant comme des niveaux à bulle ajustent en permanence notre sensation d’équilibre. Et si par moment nous bougeons légèrement la tête, les fluides vont se déplacer en stimulant des cellules nerveuses qui vont orienter le cerveau dans les 3 dimensions (haut/bas – Droite/gauche – Avant/arrière). L’ondulation de l’air qui percute nos oreilles à 1 200km/h va générer des sons, en faisant bouger 3 petits os qui vont exercer par leurs mouvements, des points de pression qui vont faire vibrer des cils, qui vont à leur tour activer des cellules nerveuses, qui vont générer des impulsions électriques, qui pourront être décryptées par notre cerveau.
Nous aurons inspiré et expiré 200 fois, échangeant à chaque fois un demi litre d’air dans cette pièce. Et à chaque inspiration, nous aurons mobilisé au niveau nasal, les 10 millions de cellules capables de capter les odeurs et d’en distinguer à chaque souffle près de 10 000.
Ce souffle va activer la pompe cardiaque plus de 200 fois. Dans cette pompe, plusieurs millions de cellules vont battre à l’unisson pour faire circuler l’oxygène dans nos veines, artères et capillaires, sur un parcours de plus de 90 000 Kms (2 fois la circonférence de la terre) chaque minute. Dans nos os, au cœur de notre moelle, vont naître dans ce quart d’heure d’immobilité, 1,8 milliards de globules rouges porteurs d’oxygène et 100 millions de globules blancs producteurs d’anti-toxines.
Et si cette personne est de sexe masculin, alors qu’aucune idée érotique ne la traverse, elle va produire 900 000 spermatozoïdes.
Voir notre corps comme une rivière !
Mais il se trouve que nous ne sommes pas qu’un corps. Notre être s’étend au-delà de notre corps physique car nous sommes aussi un corps social. Ainsi même dans notre immobilité apparente, nous évoluons, nous changeons au-delà de notre corps physique. Notre corps social se modifie par les évènements qui se passent quelque part ailleurs. Dans notre milieu professionnel, familial, sentimental, amical, financier…des centaines d’évènements impactent les gens faisant partie de notre monde relationnel. Sans compter ce qui se passe chez ceux que nous ne connaissons pas encore et que nous allons rencontrer!
Nous ne savons rien de l’instant suivant !
Est-ce que cela doit être un sujet d’inquiétude ou de vulnérabilité ? Pour notre mental, constamment en quête de réassurance et de sécurité, oui ! Mais si nous savons apaiser notre mental, ne pas lui donner trop d’énergie en croyant à ses représentations. Si nous instaurons un doute sur la véracité du programme minimum qu’il nous propose, si nous intégrons le mystère lié à tout ce qui nous est invisible, alors un monde mystérieux se révèle, coloré, plein d’éclat. Tout est nouveau à chaque instant. L’inattendu, la surprise, les rencontres peuvent alors surgir là où notre mental nous projetait un monde de répétitions. Le monde se révèle vêtu de neuf, grandiose.
Lorsque nous sommes tout à coup tristes, sans raison, simplement parce que rien de réjouissant ne se profile à l’horizon, relisez cet article et faites de la place dans votre tête. Vous constaterez alors que vous avez raison sur un point : rien ne se produira à l’extérieur. Car tout y est déjà. La seule différence, c’est que peu à peu vous discernerez ce qui vous était invisible, le mouvement incessant, le flux inaltérable de la vie, sa profondeur. Lorsque notre regard change, le monde se transforme, s’agrandit. Nos yeux s’ouvrent alors sur un monde incroyablement vaste, animé par une danse magique dont nous pouvons percevoir le rythme.
Toussaint Corticchiato