mardi 15 novembre 2011

L'art et le partage

L'émotion devant une œuvre d’art nous livre une partie du monde intérieur de l'artiste.
"Le peintre ne doit pas seulement peindre ce qu’il voit devant lui, mais aussi ce qu il voit en lui" disait le peintre romantique Gaspard Frederich.
Mais le peintre ne doit pas obligatoirement peindre!
Une œuvre d’art n’est pas obligatoirement ce qu’une personne à créé même si nous le pensons souvent en Occident. Il existe ailleurs, il a existé avant, d’autres formes d'art. Il existe en Chine des tableaux de pierre que l’on appelle des pierres de rêves. Ce sont des tranches de roches à l intérieur desquelles se dessinent des paysages, des montagnes, des arbres, des lacs, des nuages qui ont émergé spontanément dans la pierre au cours du temps.
L artiste est celui qui va dans la montagne ouvre la roche, la découvre, voit, reconnaît ce tableau naturel, en est ému, en découpe un pan, lui donne un titre et le signe de son nom.
L’artiste peut être simplement celui qui nous donne à voir ce qu’il a découvert, ce qu’il a imaginé, ce qu’il a reconnu, ce qu il a ressenti. L’œuvre d‘art peut être simplement ce partage d’un regard à travers l espace et le temps.
Jean-Claude Ameisen

mercredi 2 novembre 2011

No man is an Island

Aucun homme n’est une île, un tout, complet en soi ;
tout homme est un fragment du continent, une partie de l’ensemble ;
si la mer emporte une motte de terre, l’Europe en est amoindrie, comme si les flots avaient emporté un promontoire, le manoir de tes amis ou le tien ;
la mort de tout homme me diminue, parce que j’appartiens au genre humain ; aussi n’envoie jamais demander pour qui sonne le glas : c’est pour toi qu’il sonne.

John Donne (1572-1631) – Devotions upon Emergent Occasions (1624)

lundi 31 octobre 2011

Accueil

Accueil de ce qui est brisé
Accueil de l'ininterrompu

De ce qui, entre temps, vivra
De ce qui, entrevu, s'efface

Est-ce vivre que d'accueillir
Est-ce l'autre qui vient, déjà

"Le livre du vide médian" François Cheng

vendredi 28 octobre 2011

"Pour écrire un seul vers"

« Pour écrire un seul vers, il faut avoir vu beaucoup de villes, d’hommes et de choses, il faut connaître les animaux, il faut sentir comment volent les oiseaux et savoir quel mouvement font les petites fleurs en s’ouvrant le matin. Il faut pouvoir repenser à des chemins dans des régions inconnues, à des rencontres inattendues, à des départs que l’on voyait longtemps approcher, à des jours d’enfance dont le mystère ne s’est pas encore éclairci, à ses parents qu’il fallait qu’on froissât lorsqu’ils vous apportaient une joie et qu’on ne la comprenait pas (c’était une joie faite pour un autre), à des maladies d’enfance qui commençaient si singulièrement, par tant de profondes et graves transformations, à des jours passés dans des chambres calmes et contenues, à des matins au bord de la mer, à la mer elle-même, à des mers, à des nuits de voyage qui frémissaient très haut et volaient avec toutes les étoiles – et il ne suffit même pas de savoir penser à tout cela. Il faut avoir des souvenirs de beaucoup de nuits d’amour, dont aucune ne ressemblait à l’autre, de cris de femmes hurlant en mal d’enfant, et de légères, de blanches, de dormantes accouchées qui se refermaient. Il faut encore avoir été auprès de mourants, être resté assis auprès de morts, dans la chambre, avec la fenêtre ouverte et les bruits qui venaient par à-coups. Et il ne suffit même pas d’avoir des souvenirs. Il faut savoir les oublier quand ils sont nombreux, et il faut avoir la grande patience d’attendre qu’ils reviennent. Car les souvenirs ne sont pas encore cela. Ce n’est que lorsqu’ils deviennent en nous sang, regard, geste, lorsqu’ils n’ont plus de nom et ne se distinguent plus de nous, ce n’est qu’alors qu’il peut arriver qu’en une heure très rare, du milieu d’eux, se lève le premier mot d’un vers. »
Les Cahiers de Malte Laurids Brigge de Rainer Maria Rilke.

samedi 5 mars 2011

Les experts


Apprendre ! Continuellement ! Que pourrions-nous faire d’autre dans cette vie ? Et pourtant notre culture nous incite à croire à un monde d’expert. Ceux qui savent ! Ceux qui détiennent la connaissance. Sous la forme individuelle ou réunis en collège, ils sont présents partout dans le monde économique, politique, judiciaire, médiatique et industriel. Partout quelqu’un sait et peut nous dire ce qu’il nous faut penser et faire! Niant la situation toujours nouvelle, l’expert explique, rassure en tirant bénéfice de son expérience.
Mais examinons de plus près cette tendance au recours à l’expert. Elle nous interroge sur deux points :
L’expérience peut-elle répondre à une situation toujours nouvelle ?
La connaissance est-elle la seule réponse pour résoudre une situation difficile ?
Ces deux questions méritent d’être pensées. Pourquoi l’expert est-il si présent dans notre collectivité au point d’incarner aujourd’hui le héros de nos séries TV ? Détrônant le super héros des années 60, ou le flic intègre et solitaire combattant sans merci le crime dans les années 70 et 80 ?
Nous devrions donc rêver d’être un expert ? Celui qui sait. Celui qui trouve.
La connaissance et l’analyse, la rigueur des process, le fonctionnement méthodologique sont à la base du travail d’expertise. L’analyse et la connaissance nous permettrait donc de percer le mystère ! Le fondement même de notre culture scientifique. Notre empreinte culturelle. Celle qui nous a fait croire au progrès.
Pourtant, aujourd’hui, les sciences dites dures comme la physique, nous ont prouvé que plus les connaissances augmentent plus le réel nous échappe. La science nous apporte la preuve quotidienne de l’impossibilité d’échapper au mystère mais sans aucun écho médiatique. La presse généraliste ou spécialisée nous vend du rêve : « les connaissances s’affinent, bientôt ce domaine n’aura plus aucun secret pour nos scientifiques… »
Des gènes au big bang, les faits viennent contredire ces belles promesses. Mais financerait-on des programmes qui ne permettraient que de mieux nous rendre compte de tout ce qui nous échappe ? Il est plus porteur d’annoncer que nous pouvons mettre fin à la maladie, à la vieillesse et à la mort. Que nous pourrions comprendre et connaître l’origine et la fin de toute chose. Mais existe-t-il seulement une origine et une fin ? Pour notre culture scientifique, dont le mode de connaissance repose sur l’observation la réponse est un oui massif. Mais si notre culture renouait avec sa spiritualité, l’origine n’aurait aucun sens. Comment pourrions-nous nous extraire du monde pour l’observer ? C’est cette ineptie qui est pourtant à la base de notre science. La réponse de la physique quantique a été cinglante : nous ne pouvons observer sans transformer ce que nous observons ! Pour une raison toute simple c’est que nous faisons partie de ce que nous tentons d’observer. Quelle mascarade ! Cette fuite en avant poliment baptisée progrès permet de piller notre environnement, massacrer les peuples et les cultures, asservir et anéantir les espèces animales, sans culpabilité, sans en payer immédiatement le prix. Nous commettons nos exactions à crédit dans une rafraichissante candeur.
Mais revenons à nos deux questions : Comment une situation sans cesse nouvelle peut-elle être résolue par la connaissance de situations passées ? Il y a dans chaque situation une part qui nous échappe, la part de mystère indépassable du réel et la part d’alchimie nouvelle que crée la rencontre entre un individu unique et une situation nouvelle. Ce que l’expérience passée va tenter de réaliser c’est, par la comparaison avec des éléments issues de l’expérience, de tenter de reconnaître l’objet nouveau. Mais cela signifierait que dans le nouveau se cache la répétition ! Ou autrement dit, d’identifier une chose ou une situation à une autre que l’on pense connaître ( !) et donc de la transformer en ce qu’elle n’est pas ou n’est plus. De reconnaître au lieu de découvrir !
Etant donné que le réel nous échappe nous ne pouvons connaître l’essence de la moindre particule. Nous ne pouvons que suivre les effets qui révèlent sa trace lorsqu’elle rencontre d’autres particules. Notre connaissance n’est qu’une tentative de description de traces qui ne nous renseignent que sur la surface des choses. Cette infime connaissance, appliquée de proche en proche, nous donne une idée de ce qui nous est possible de comprendre d’une situation par le biais de l’expérience issue de la connaissance.
Quant à la seconde question, elle nous renvoie à ce qui de nos jours n’a pas droit de cité : l’intuition. La connaissance par l’essence. L’intuition est cette forme subtile de ressenti qui se révèle seulement si nous acceptons de ne pas nous fragmenter, de ne pas nous séparer de ce que nous sommes. Nous sommes la nature, notre environnement, notre frère, cet étranger, cette lumière, cette ombre. Cela est nous ou nous sommes cela. Mais nous ne pouvons en avoir conscience aisément car notre conscience naît de la séparation. Notre entrée dans le monde symbolique (notamment à travers le langage) structure notre Moi en nous protégeant de ce que nous avons nommé maladies mentales. Mais ce Moi que nous pensons être nous n’est qu’une enveloppe contenante de notre capacité à penser les pensées et qui en nous renvoyant une représentation de nous-mêmes, nous invite sans cesse à nous identifier à cette représentation réductrice de notre être, à nous identifier à une image de nous. L’intuition nous permet d’échapper à l’emprise de cette réduction, en nous permettant de nous relier à la globalité et à l’interdépendance, constitutifs de notre être.
Devons-nous pour autant brûler nos idoles ? Faut-il créer de nouveaux bûchers pour immoler nos experts ? Ne cédons pas à cette saine vengeance ! Mais avec délicatesse, amenons-les plutôt à intégrer dans leurs analyses, le doute et le mystère, et à garder à l’esprit que leur seule certitude consiste à savoir que leurs outils ne donnent accès qu’à la surface des choses et considérer que cela est bien suffisant.

Toussaint Corticchiato

samedi 5 février 2011

Amalgame

J’ai lu dans un magazine un amalgame fâcheux. Cet article vantait les mérites d’une médecine centrée sur la personne en opposition à une médecine de masse. Il me semble illégitime de présenter la médecine de la personne comme la solution pour vivre en bonne santé. Je crois que nous cédons à la facilité. Aucune médecine ne nous permettra de vivre en bonne santé, tout simplement parce que nous sommes mortels. C’est cette aberration qui faisait dire à une admiratrice de Christiane Singer : « Comment une femme aussi éveillée a-t-elle pu mourir d’un cancer ? » Il y a dans cette remarque désabusée, le poison distillée par nos conceptions binaires de la vie. Nous avons tendance à remplacer une idéologie par une autre. La médecine de la personne fera sans doute moins de dégâts que la médecine de masse mais elle n’empêchera jamais ni la maladie ni la mort. Et heureusement !
Dans ces oppositions nous passons à côté du sujet. La médecine de masse a permis d’éradiquer un certain nombre de maladie, d’en soulager d’autres. Elle est à bout de souffle parce que soumise aux marchés. La médecine de la personne apporte un nouvel état de conscience et c’est en cela qu’elle est importante. Elle doit nous permettre d’être plus en accord avec nous-même, plus en lien avec notre environnement, mais ces bénéfices ne peuvent se donner sans un lâcher prise ! Abandonnons l’idée de guérir définitivement et nous serons sauvés. Porter un regard différent sur soi et le monde est déjà bien suffisant. Ne demandons pas plus à cette médecine. Car alors nous passerions de la vision d’une attaque extérieure (virus…) à une culpabilité intérieure (Qu’est-ce que je n’ai pas compris ?) L’idée sous-jacente étant une immortalité pour ceux qui posséderaient la connaissance : la bonne médecine, la bonne pratique de santé corporelle ou de purification, la bonne hygiène alimentaire, la bonne thérapie psychique... Et le système serait bouclé, nous n’aurions que changer le flacon tout en restant dans notre aveuglement. La transformation par le médicament, ça n’existe pas mais l’immortalité grâce à la transformation encore moins.

dimanche 5 décembre 2010

Apprendre à faire silence

"Il suffit de nous observer une bonne fois, quand nous ne sommes pas occupés et que notre attention n'est pas retenue par le travail, la lecture ou toute autre activité. À quoi pensons-nous ? Quelles sont les pensées qui surgissent en nous, quand nous nous promenons ou quand nous attendons chez le dentiste ou à la gare ? Qu'est-ce qui nous passe par la tête avant de nous endormir ? Ces pensées qui nous viennent spontanément à l'esprit nous dévoilent notre état intérieur. Les moines avaient recours à ces pensées pour examiner si l'un des huit vices les concernait : goinfrerie, luxure, cupidité, tristesse, colère, acédie, vanité ou fierté. Nous pouvons en faire l'expérience : nous constaterons, quand nous faisons silence, le nombre de fois où nous pensons à manger, ou le nombre de fois où nous désirons posséder quelque chose, où nous rêvons à des choses qui nous semblent désirables, une voiture, un disque ou un pull-over. Des désirs sexuels peuvent aussi nous habiter. Ou nous nous laissons aller à des pensées de colère ou de tristesse. De nos jours, il est de bon ton de se dire frustré et de se laisser absorber par des sentiments de frustration, au point que tout un chacun peut les lire sur notre visage. Les anciens moines diraient que celui-là est déjà possédé par le vice de la tristesse. Ou bien que parfois nous nous emportons intérieurement contre autrui. Dans notre silence, nous inventons de brillants discours, destinés à montrer aux autres que nous sommes dans notre droit et que nous leur sommes supérieurs. Ensuite, dans notre silence, nous savourons notre colère et nous l'entretenons par une argumentation et des invectives que nous poursuivons en nous-mêmes. D'autres se lamentent sur leur sort, en se disant en ces moments de calme intérieur, que rien n'a de sens et que tout est insensé, bref qu'il est inutile de s'engager. Tel serait le vice de l'acedia. Il y a des personnes qui dans leur silence se représentent la prochaine séance qui aura lieu sur la scène du théâtre de leur vie. Ils la répètent pour les spectateurs, devant qui ils désirent jouer leur rôle, pour être applaudis. Dans leur silence, ils imaginent des réparties qu'on pourrait admirer, afin d'attirer l'attention sur eux. Ou bien ils s'admirent eux-mêmes. Ils ne cessent de se dire combien ils sont importants et comme le monde devrait se réjouir qu'ils existent avec leurs qualités, leurs aptitudes et leurs talents. Leurs pensées gravitent uniquement autour d'eux-mêmes, de leur importance et de leur originalité. On a beau se taire extérieurement mais à l'intérieur de nous-mêmes, on ne cesse de parler. En nous, parlent les pulsions inassouvies, les aspirations insatisfaites ; en nous parlent les émotions et les impressions, en nous parlent la vanité et la vantardise. Le silence extérieur ne veut rien dire de notre capacité à faire silence à l'intérieur de nous-mêmes. Or c'est ce silence intérieur que les moines recherchent finalement."

Anselm Grün